Le chocolat suisse : un symbole national façonné par l'idéal de la montagne et de la ruralité
La Suisse, mondialement connue pour son chocolat, porte fièrement le titre de "patrie du chocolat". Mais ce surnom est pour le moins surprenant: comment un pays sans cacaoyers, au cœur des Alpes, est-il devenu l’ambassadeur mondial d’une matière première venue d'Amérique?
L’histoire débute au XIXe siècle, à une époque où le chocolat était encore un produit de luxe, réservé aux élites européennes. Importé via les routes coloniales, il s’affichait dans les vitrines des magasins spécialisés, appelés Kolonialwaren dans la Suisse alémanique. Exotique par ses origines et moderne par sa production industrielle, le chocolat était alors vendu comme une curiosité raffinée, bien éloignée du symbole national qu’il allait devenir. Les publicités des chocolatiers de l’époque jouaient sur ces deux facettes, soit en mettant en valeur son caractère colonial soit en présentant fièrement son côté industriel.
Mais c’est avec l’invention du chocolat au lait, par Daniel Peter en 1875, que le destin du chocolat suisse prit un tournant décisif. Cette innovation révolutionna la manière dont le chocolat était perçu et consommé: en ajoutant du lait condensé au chocolat, il devint non seulement moins amer, et donc beaucoup plus agréable au goût des Européens, mais il devint surtout moins cher à produire. Le lait était abondant en Suisse, ce qui permit de réduire les coûts des matières premières, rendant le chocolat accessible économiquement à un plus large public.
Parallèlement à cette invention, la Suisse traversait une crise identitaire. Sortant à peine des turbulences de la guerre du Sonderbund, qui avait opposé cantons catholiques et protestants, le pays entamait une reconstruction identitaire. L’Etat fédéral voulait créer une idée de nation, avec le défi de rassembler populations parlant différentes langues, pratiquants différentes religions et avec des traditions distinctes. Le défi était de taille. Cette transition politique marquait le début de la création d’une identité helvétique, visant à une cohésion nationale et un sentiment d’appartenance. C’est ainsi que furent solidifiés des récits fondateurs, des symboles et construit des musées nationaux, pour ancrer chez le peuple helvète, une vision commune de la Suisse.
Dans ce contexte, il devenait essentiel de forger des symboles capables de fédérer cette diversité. Autrefois redoutées pour leur dangerosité, les montagnes furent progressivement réinventées. Les Alpes devinrent des emblèmes de pureté, de liberté et d’authenticité, incarnant l’essence même de la Suisse. Ce processus de valorisation, amorcé au XVIIIe siècle, transforma les montagnes suisses en une véritable vitrine nationale, presque un tableau vivant. Cette image était intensifiée par des œuvres artistiques comme les paysages de Ferdinand Hodler ou encore des récits populaires tels que Heidi.
Les chocolatiers suisses ont rapidement saisi l’opportunité qu’offraient ces symboles pour se démarquer sur le marché international. Les images idéalisées d’une Suisse rurale sur les plaques de chocolat étaient devenues un gage de qualité. Dès le début du XXe siècle, les publicités mettaient en scène des paysages alpins et une vie rurale idéalisée : des chalets pittoresques, des vaches broutant dans des pâturages verdoyants, et des paysans incarnant des valeurs de travail et de simplicité.
Ces représentations ont eu un double impact. À l’étranger, elles ont renforcé l’image d’une Suisse bucolique, presque intemporelle, un pays où nature et tradition se mêlent harmonieusement. Sur le plan national, elles ont contribué à ancrer le chocolat dans la culture et l’identité helvétique, transformant ce produit exotique en une fierté locale.
Aujourd'hui, bien que les clichés d’une Suisse rurale aient quelque peu perdu de leur popularité sur les tablettes de chocolat, de nombreuses marques continuent à utiliser les images de montagnes et de lait pour illustrer la qualité et l'origine suisse de leurs produits. Ces éléments visuels, ancrés dans l’imaginaire collectif, restent des repères puissants, suggérant que les racines du chocolat se trouvent en Suisse.
Bibliographie:
Gross, Pierre-Olivier. Séquence d'enseignement et d'apprentissage: “Comment le chocolat est-il devenu suisse?”, l'Equipe de didactique de l'histoire et de la citoyenneté de l'Université de Genève. 2014.
https://www.unige.ch/fapse/edhice/application/files/6114/2496/8303/sequence_chocolat.pdf
Haver, Gianni. “L’image de la Suisse”, Edition Slep, 2013.
https://www.editionslep.ch/pub/media/pdf/935093.pdf
Koller, Frédéric. “1848 ou la bataille des origines”, Le Temps, 2023.
https://www.letemps.ch/opinions/editoriaux/1848-ou-la-bataille-des-origines
Kreis, Georg. “Nation”, Dictionnaire historique de la Suisse, 2011.
https://hls-dhs-dss.ch/fr/articles/017437/2011-04-26/
Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel, “CHOC! Suchad fait sa pub”, Parcours découverte, cycle III, 2020.
https://www.mahn.ch/fileadmin/mahn/Perdus_Images_Dossiers/Parcours_decouverte_cycle_3_2020-09-04.pdf
Stephens, Thomas. “Les pionniers du chocolat suisse”, swissinfo.ch, 2017.
Walter, François. “Les montagnes des Suisses. Invention et usage d’une représentation paysagère (XVIIIe-XXe siècle)”, dans Etudes rurales, n.121-124, 1991.
Images:
Prise de Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel, “CHOC! Suchad fait sa pub”, Parcours découverte, cycle III, 2020 ; Gross, Pierre-Olivier. Séquence d'enseignement et d'apprentissage: “Comment le chocolat est-il devenu suisse?”, l'Equipe de didactique de l'histoire et de la citoyenneté de l'Université de Genève. 2014.; et de “Le chocolat Suisse au temps de la reclame, swissinfo.ch, https://www.swissinfo.ch/fre/culture/vintage_le-chocolat-suisse-au-temps-de-la-r%c3%a9clame/43748050.