« Pourquoi les femmes aiment-elles faire du shopping ? » Une histoire d'émancipation et de conquête de l'espace public. 

C'est un après-midi ensoleillé de 1893 à Paris. Autour de vous, des femmes, parées de leurs plus belles tenues, s'apprêtent à pénétrer dans les Galeries Lafayette, un nouveau grand magasin du 9e arrondissement. En franchissant les portes, vous êtes enveloppé par l'agitation palpable : des dames flânent autour des comptoirs aux parfums enivrants, tandis que des portants débordent de tissus somptueux. Pour ces femmes, cette sortie ne se réduit pas à une simple « virée shopping » : bien plus qu'un acte de mode, c'est une véritable conquête de liberté, un moyen de s'affirmer dans un espace public qui, jusqu'alors, leur était presque interdit.

La question « Pourquoi les femmes aiment-elles faire du shopping ? » a intrigué les chercheurs à travers diverses disciplines. Le psychologue évolutionniste Daniel Kruger avance une hypothèse : cette passion aurait des racines dans nos cultures ancestrales. Les hommes, chasseurs, étaient orientés vers l’efficacité, tandis que les femmes, cueilleuses, étaient des sélectionneuses méticuleuses, « devant vérifier chaque baie du buisson pour s'assurer de la meilleure récolte ». 

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Cependant, en examinant l’émancipation des femmes bourgeoises, on peut retracer l’émergence d’un désir de consommation profondément lié à cette quête de liberté. Car au XIXe siècle, le shopping ne se réduisait pas à un simple passe-temps : il a servi à émanciper les femmes bourgeoises et aristocrates de leur foyer. Les grands magasins, qui se multiplient dans les grandes villes européennes offrant par leur aspect propre et sécurisé, la première véritable opportunité pour les femmes de sortir de la sphère privée et de s’engager dans la société. Avec leur architecture novatrice, inspirée des Expositions universelles, ces magasins créaient des espaces où les clientes pouvaient flâner, essayer, toucher, sans obligation d’achat. C’était une nouvelle forme d’expérience, un mélange de consommation et de spectacle social. En parcourant les allées de ces lieux, elles affirmaient non seulement leur goût et leur statut, mais aussi leur présence dans un espace public, jusqu’alors dominé par les hommes.

« Le shopping victorien était également compris en termes spatiaux. Faire du shopping signifiait une journée en ville, consommant de l’espace et du temps hors de la maison privée. Un acheteur pouvait déjeuner à l’extérieur, faire une pause pour prendre le thé, visiter un club, un musée ou le théâtre. »
— Sewell, Women and the Everyday City

Jusqu’alors, les rues des villes étaient considérées comme inadaptées aux femmes « respectables ». Sales, bruyantes et souvent dangereuses, elles représentaient un espace de confinement pour la femme bourgeoise, qui n’en sortait que pour des événements sociaux ou religieux soigneusement encadrés. Seules les femmes de la classe ouvrière fréquentaient les rues, par nécessité économique. Cependant, l’arrivée des grands magasins a bouleversé cette norme, en offrant aux femmes de la haute société un espace sûr, lumineux et attrayant. Ces magasins représentaient une sorte de reproduction miniature de la ville, pensée et aménagée spécialement pour elles. Ils mêlaient la sécurité et la propreté du foyer avec des éléments urbains – des cafés, des salles de lecture, des espaces de socialisation. Pourtant, bien qu’ils imitaient la ville, ces lieux demeuraient différents, comme un double étrange de la réalité extérieure, un lieu clos et contrôlé qui permettait aux femmes de s’engager dans l’espace public tout en restant sous des formes de supervision et de séparation. C’était un espace urbain pour elles, mais un urbain dénaturé, une version soigneusement encadrée de la vie citadine.

Ces espaces ont été à double tranchant pour les femmes. D'une part, ils leur offraient une simulation de l’espace public, un lieu où elles pouvaient flâner et s'affirmer en dehors du cadre domestique, et d'autre part de nouvelles pressions sociales se sont imposées à elles. Ces grands magasins sont aussi devenus des centres de rassemblement politique, servant de quartier général aux féministes britanniques. Par exemple, les suffragettes se retrouvaient dans les cafés de Selfridges pour organiser leurs actions. Cependant, cette nouvelle liberté s'accompagnait aussi de contraintes sociales : les femmes se retrouvaient sous pression pour suivre les tendances de la mode. Les grands magasins ont ainsi joué un rôle clé dans l'émergence des "saisons" de la mode et des soldes, des événements qui imposaient un rythme de consommation régulier et intense. Parallèlement, l'essor du prêt-à-porter a renforcé l’objectivation du corps féminin, accentuant les comparaisons physiques entre les femmes. Ce phénomène, loin d’être uniquement libérateur, a introduit de nouvelles formes de contrôle et d'attentes qui, tout en offrant de l’autonomie, ont aussi contribué à la perpétuation des stéréotypes de beauté et des normes sociales.

Aujourd’hui, ces grands magasins ont évolué en centres commerciaux, mais leur influence sur la transition des femmes de la sphère privée à la sphère publique reste présente. Pour de nombreuses adolescentes, ces espaces représentent un lieu protégé où elles peuvent socialiser en toute liberté pour la première fois. Ces centres commerciaux, à l’image des grands magasins du XIXe siècle, sont un microcosme du monde extérieur : sécurisés, contrôlés, mais aussi des lieux d’échange social et d’affirmation de soi. Pour les parents, ce sont des espaces sûrs où laisser leurs enfants expérimenter l’indépendance. Pourtant, comme leurs prédécesseurs, ces espaces continuent de refléter et de perpétuer les normes sociales, notamment celles concernant le rôle des femmes dans la culture de consommation et dans la sphère publique. Bien qu’ils offrent une certaine liberté, ils imposent également de nouvelles attentes, poursuivant ainsi la relation complexe entre les femmes, le consumérisme et l’espace public.

Images:
Grands Magasins du Louvre Affichette publicitaire, 1860, BnF Estampes et photographie.
Jean-Alexis Rouchon, Affiche publicitaire, 145 x 103 cm, 1856, BnF Estampes et photographie.
Pegram, Fred, “The Dedication of a Great House”, Selfridges, Print, Victoria and Albert Museum Collection, 1909.
Daily Mail Reporter, “Proof that men HATE shopping! Hilarious pictures from across the world show men bored out of their minds waiting for their partners”, Photos, Daily Mail Online, Published on the 3 February 2014.

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