Les origines impérialistes de la pédagogie architecturale
La pédagogie architecturale, telle que nous la connaissons aujourd'hui, prend racine dans la société occidentale du XVIIIe siècle. Bien que l'École des Beaux-Arts de Paris ait donné naissance à la première faculté d'architecture en 1671 (l'Académie royale d'architecture), il faut attendre la fin du XVIII siècle pour que cette discipline se répande en Occident. Et ce n'est qu'au XX siècle que la pratique s'implante au niveau académique dans les pays dits "en voie de développement".
Conjointement à l'institutionnalisation de la pratique architecturale, se développe la Théorie de l'Architecture, portée par des figures emblématiques du siècle des Lumières, tels que Charles-Nicolas Ledoux, Marc Antoine Laugier ou encore Quatremère de Quincy. Ces penseurs s'efforcent de comprendre et d'expliquer l'origine de l'architecture, et en définir des principes "universels". Leurs travaux ont profondément marqué les générations successives, en particulier les modernistes, qui ont fait de ces théories les fondements de leur pratique architecturale.
Cependant, certains chercheurs contemporains ont mis en lumière les racines colonialistes et impérialistes de ces théories fondatrices et appellent à un renouvellement des approches de la part des historiens et des professeurs universitaires vers une éducation décoloniale et anti-impérialiste (lorsque l'on parle de pratique décoloniale et anti-impérialiste, cela tient à dire d'être activement opposés à ces systèmes oppressifs).
Taxonomie et théories raciales
Bien que l'architecture soit pratiquée de façon universelle, son enseignement au niveau académique trouve naissance en occident. Lorsque la pédagogie architecturale a été introduite dans les pays dits "en voie de développement" au XXe siècle, elle portait avec elle des normes occidentales qui ont largement façonné l'éducation dans ces régions. Les méthodes et les styles promus étaient souvent calqués sur les modèles européens, laissant peu de place aux traditions locales. En d'autres termes, l'éducation architecturale (dans les écoles supérieures) a été marquée par une influence dominante des principes et des styles occidentaux, héritant des idées colonialistes des Lumières.
L'historienne Irene Cheng met en lumière l'impact des théories raciales développées durant les Lumières sur les idées architecturales, encore largement reconnues aujourd'hui. Pour légitimer les conquêtes coloniales, des penseurs tels que Pierre Camper, Charles White et Georges-Louis Leclerc, ont utilisé le système de classification, en vogue à l'époque, pour établir les premières taxonomies raciales. Ces distinctions, largement basées sur les travaux des premiers anthropologues et ethnologues, ont servi à hiérarchiser les peuples. Ces disciplines, créées pour aider les colonisateurs à « comprendre » les cultures locales, ont permis aux Européens de se poser en experts et de renforcer leur domination sur les populations indigènes. En d'autres mots, ces théories ont contribué à façonner une vision du monde où les cultures non occidentales étaient jugées inférieures.
Ces théories se sont également infiltrées dans l’histoire et la théorie de l’architecture, qui influenceront notamment les courants modernistes du XXe siècle..
Un exemple marquant de ces théories est l'« Arbre de l'Architecture » de Banister Fletcher qui illustre l'évolution architecturale des différents groupes raciaux. Selon Fletcher, la naissance d'un style architectural est guidée par six différents facteurs stimulants : la géographie, la géologie, le climat, la religion, l'histoire et la sociopolitique. Certains styles sont propices à évoluer tandis que d'autres restent archaïques et primitifs. Dans la cime de l'arbre sont placés les styles architecturaux de l'Europe occidentale, trouvant racine dans l'architecture égyptienne et assyrienne. Dans le fût de l'arbre se trouvent l'architecture chinoise, indienne, mexicaine et péruvienne, qui sont dépeintes comme figées et sans évolution. Ces théoriciens ont établi des hiérarchies de style, plaçant l'architecture occidentale comme modèle "supérieur" et "moderne", tandis que celle des cultures non-occidentales est considérée comme archaïque, sauvage et chronologiquement arriérée. Ce concept, qui place des civilisations contemporaines sur des plans chronologiques différents, a été décrit par l'anthropologue Johannes Fabian comme le “déni de coévalité “.
Au XVIIIe siècle, le point de vue dominant était que le climat et l'environnement jouaient un rôle crucial dans le succès ou l'échec d'une culture. Selon cette théorie, des conditions environnementales favorables permettaient le développement et le progrès des peuples. Par conséquent, les Européens croyaient que placer des peuples "démunis" dans un environnement différent, ou leur apporter des influences extérieures, pourrait les "aider" à se moderniser. Cette idée a conduit à la conviction que la modernisation des sociétés non occidentales équivalait à leur occidentalisation, les européens pensaient que leurs propres sociétés représentaient le summum du progrès et de la civilisation, et que les autres cultures devaient adopter leurs normes, valeurs et technologies pour devenir modernes. Cette perspective ethnocentrique justifiait les efforts coloniaux et impérialistes sous le prétexte d'apporter le "progrès" et la "civilisation" aux peuples perçus comme "arriérés".
En France, pour l'architecte-restaurateur Viollet-le-duc, l'évolution d'un style se faisait quand la race aryenne côtoyait une autre race, et que cela était de fait propre à sa nature supérieure.
Les théories viollet-le-duciennes se sont propagées globalement, et ont été retrouvées dans les bibliothèques d'architectes tels que William Le Baron Jenney, Van Brunt et John Root. Des variations du mythe aryen ont contribué à l'hégémonie occidentale et à entretenir la croyance selon laquelle les occidentaux étaient destinés à moderniser l'architecture.
Ces théories raciales ne sont pas disparues au cours du XXème siècle. Les théories ornementale de Owen Jones caractérisants les ornements non occidentaux comme "enfantins", "archaïque" ou "primitifs" ont trouvé échos dans les textes de l'architecte viennois Adolf Loos, pour qui la sobriété ornementale était une marque de la modernité architecturale. De même, cette vision s'étend aux matériaux de construction propres à l'occident, tel que l'acier, le verre et le béton, synonyme de modernité.
Répercussions : enseignement occidental en Afrique
Malgré l'indépendance politique de l'Afrique vis-à-vis de l'occident, la décolonisation des universités et de l'environnement bâti a progressé très lentement « au point où les bâtiments sont devenus exotiques dans leur propre contexte» . Dans de nombreux cas, les étudiants des pays ayant obtenu l'indépendance politique montrent une forte réticence à apprendre l'architecture locale dans leur formation universitaire, ce qui reflète la persistance d'un colonialisme culturel occidental à l'échelle mondiale.
Un exemple frappant est l'ouverture de la faculté d'architecture "School of Architecture, Town Planning and Building" au Ghana en 1957. Paradoxalement, bien que le Ghana ait obtenu son indépendance la même année, devenant ainsi le premier pays d'Afrique subsaharienne à atteindre ce jalon, le nouveau département d'architecture à été constitué sur le modèle britannique. Le département fût dirigé par des directeurs européens jusqu'aux années 70, privilégiant un enseignement international (i.e occidental), accordant peu de temps à l'étude de l'architecture locale. Des étudiants, majoritairement issus de familles ghanéennes de classe sociale moyenne ou haute, étaient réticents à l'idée d'étudier les pratiques locales, préférant une approche exclusivement internationale. Cette préférence était influencée par l'idée dominante que le style architectural international était supérieur, et l'idée qu'une éducation entièrement occidentale aurait ouvert plus de portes que l'étude des pratiques locales.
Cette réaction n'est pas unique aux étudiants de l'université du Ghana. Au Nigeria, dans la faculté de "Design de l'Environnement, au Département d'Architecture et d'Urbanisme" à Lagos, les efforts de décolonisation entrepris par le professeur David Aradeon dans les années 80 ont rencontré des obstacles, non seulement au sein du cadre académique mais aussi de la part des étudiants. Initialement Aradeon a dû se confronter avec Maxwell Fry et Jane Drew, couples d'origine britannique impliqués dans la conception et le développement du campus de l'université, qui considéraient que:
L'attention que portait Aradeon à l'architecture sub-saharienne était considérée "radicale", demandant à ces étudiants « d'appliquer les relations spatiales, les formes et les matériaux présents dans les environnements traditionnels à la conception d'espaces contemporains qui répondent aux exigences fonctionnelles du présent ». Pourtant, la résistance initiale des étudiants, qui s’est ensuite transformée en opposition ferme à l'intégration de ces approches locales, reflète moins un véritable choix qu’un processus d’endoctrinement.
Besoin de renouvellement : pour une pédagogie plus inclusive
Les années 1960 et 1970 ont été marquées par de fortes contestations contre les institutions, où la pédagogie était de plus en plus perçue comme un agent politique. En 1963, l'écrivain James Baldwin a prononcé un discours intitulé "Talk to Teachers", dans lequel il abordait les problèmes raciaux au sein des institutions éducatives. Dans ce discours Baldwin revendiquait que les écoles avaient le pouvoir de générer des transformations sociétales significatives.
Les protestations des années soixantes ont agit sur plusieurs champs demandant une majeur représentation et considération des «non-blancs, défavorisés, femmes, et des personnes handicapées et des communautés, entre autres ». Dans ses écrits théoriques, l'écrivaine et activiste Bell Hooks parle de "white supremacist capitalist patriarchy" (patriarcat capitaliste suprématiste blanc) pour faire comprendre à son lecteur que ces systèmes de denominations sont entreliés, se nourissant l'un de l'autre et progréssant simultanément. Il n'est donc pas surprenant que les révoltes des années soixantes aient soulevé conjointement ces thématiques.
Malgré les révolutions des mouvements estudiantins des années 70, la décolonisation active de l'enseignement architectural avance très lentement. Comme le soulignent les auteurs du livre Radical Pedagogies, d'où provient l'exemple de David Aradeo, ces expérimentations se sont rarement ancrées dans les institutions et ont eu une courte vie.
À la lumière de cet article, j'espère avoir démontré que l'enseignement de l'architecture au sein des universités demeure encore profondément ancré dans des théories raciales et impérialistes, qui définissent une idée de modernité propre à l'Occident. Il est crucial que, lorsque ces théories sont présentées aux étudiants en architecture, leur héritage colonial et impérialiste soit explicitement reconnu. Par ailleurs, il est urgent que les universités élargissent leur champ de références en intégrant des styles architecturaux non occidentaux, tout en promouvant une vision de la modernité qui soit spécifique à chaque culture et à chaque climat.
Je vous recommande des livres:
Radical Pedagogies (MIT Press, 2022): Ce livre explore les expérimentations radicales dans l'enseignement de l'architecture après la Seconde Guerre mondiale. Ces initiatives remettent en question les normes modernistes et coloniales, redéfinissant le rôle de l'architecte.
Achat (avec livraison en Suisse):
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https://www.abebooks.co.uk/9780262543385/Radical-Pedagogies-Colomina-Beatriz-Galan-0262543389/plp
Race and Modern Architecture: A Critical History from the Enlightenment to the Present (Pittsburgh University Press, 2020): Ce livre examine l'influence de la notion de race, souvent ignorée, sur le discours et la pratique architecturale depuis le siècle des Lumières. Il explore comment la pensée raciale a façonné des concepts clés de l'architecture moderne, tels que la liberté, le style national, et le progrès.
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PDF complet en ligne:
https://edisciplinas.usp.br/pluginfile.php/7935562/mod_resource/content/1/7_Carranza.pdf
Crédit Photos:
Charles White "An Account of the Regular Gradation in Man and in Different Animals and Vegetables; and from the Former to the Latter," 1799. Source: Public domain.
H. Strickland, "Ireland from One or Two Neglected Points of View", Drawing, 1899.
Fletcher, Banister. "Tree of Architecture" frontispiece of A History of Architecture on the Comparative Method for the Student Craftsman, and Amateur, sixteenth edition. New York: Charles Scribner's Sons, 1954.
Bibliographie
Cheng, Irene, Charles L. I. I. Davis, and Mabel O. Wilson. 2020. Race and Modern Architecture: A Critical History from the Enlightenment to the Present. Pittsburgh: University of Pittsburgh.
Colomina, Beatriz, Ignacio G. Galán, Evangelos Kotsioris, and Anna-Maria Meister. 2022. Radical Pedagogies. Cambridge, Massachusetts: The MIT Press.
De Souza, Carol. Relationality in Place: Radical Pedagogy and Decolonial Space. Doctor of Philosophy at Monash University, July 2022.
Herrle, Peter. 2008. Architecture and Identity. Münster: LIT.
Patierno, Mary, Sut Jhally, and Harriet Hirshorn, eds. 1997. “Bell Hooks – Cultural Criticism & Transformation. Media Education Foundation Transcript.” Northampton, MA: Media Education Foundation. https://www.mediaed.org/transcripts/Bell-Hooks-Transcript.pdf
Piñón Escudero, E. 2020. “Coloniality and Museums: Architecture, Curatorship, Management, and the Perpetuation of Colonialist Structures.” http://hdl.handle.net/10251/139101
Shuchen Wang. 2021. “Museum Coloniality: Displaying Asian Art in the Whitened Context.” International Journal of Cultural Policy 27 (6): 720-737. https://doi.org/10.1080/10286632.2020.1842382
Yalew, Emaelaf T. 2023. “Decolonizing Architecture in Africa: Rethinking Co-working Spaces in Nairobi”. Lund University, Mai 2023.